Photo: Organisme de bassin versant du Témiscamingue
Dans son projet de loi sur l’énergie et sa politique énergétique, le gouvernement prévoit hausser de 50 à 100 mégawatts le seuil qui permettra au secteur privé de construire et d’exploiter des installations de production d’électricité. C’est très inquiétant, puisque cela ouvre la porte à la construction débridée de «petites» centrales hydroélectriques sur tout le territoire, déjà que le seuil actuel de 50 MW correspond à un barrage aussi gros que celui en place sur la rivière des Prairies au nord de Montréal et opéré par Hydro-Québec.
J’ai étudié des dizaines de projets de ce type au cours des années 90. Des dizaines de promoteurs privés avaient alors mis la main, par différents stratagèmes, sur autant de sites à harnacher sur nos rivières, ce qui fit scandale et qui mena au rapport d’enquête de 1997 de la Commission d’enquête sur l’achat d’électricité auprès des producteurs privés au terme d’une année d’audiences présidées par le juge Doyon.
Ce rapport a fait état de nombreux dérapages dans l’attribution de contrats à des producteurs de tous acabits, avec très peu de contrôles gouvernementaux, sans compétition sur les prix et avec des conditions très lucratives qui le demeurent encore aujourd’hui, 20 ans plus tard. En 1995, j’ai eu accès à tous les contrats négociés avec les promoteurs privés et j’ai découvert qu’il y avait des anomalies sur plus de 50 de ces contrats, ce qu’a confirmé la Commission Doyon par la suite. Aujourd’hui, Hydro-Québec refuse de dévoiler les prix et les conditions d’achat qu’elle négocie avec chacun d’entre eux de gré à gré et c’est impossible pour le public de vérifier si les contrats ont été négociés aux meilleures conditions possibles. Le rapport contient 103 recommandations qui devraient être suivies ou adaptées avant toute réouverture du marché au privé et même de décider d’aller de l’avant avec de tels aménagements.
Aujourd’hui, on semble avoir oublié et déjà, les promoteurs se positionnent pour profiter de la manne à venir avec au moins deux projets de centrales hydroélectriques, l’une au Témiscamingue sur la rivière Kipawa et l’autre en Outaouais sur la rivière Gatineau. Les promoteurs, fussent-ils du privé, des Premières nations, des municipalités ou des MRC, veulent avant tout tirer profit de ces projets, y voyant une manne inespérée si Hydro-Québec négocie les prix d’achat au lieu de procéder par appel d’offres. Ce seront inévitablement les pressions politiques qui prévaudront dans ces négociations puisque Hydro-Québec ne sera pas en mesure d’évaluer un juste prix faute d’avoir en main toutes les données de conception. Hydro est alors détournée de sa mission de fournir une électricité au meilleur prix et devient un instrument de distribution de fonds publics aux organisations qui ont la chance d’avoir une rivière dans leur cour. Sur quoi se base la décision gouvernementale de rehausser le seuil à 100 MW ? Y a-t-il un seul rapport faisant état de l’incapacité d’Hydro-Québec de réaliser de tels projets ? La réduction des appels d’offres ne constitue-t-elle pas un risque majeur d’augmentation des coûts, sachant de plus qu’il s’agit de contrats d’achat sur plusieurs décennies ?
Et en quoi la transition énergétique justifie-t-elle de détruire les derniers endroits recelant encore des trésors cachés, des plages au pied des chutes en pleine forêt, des lieux idylliques propices au plein air et à la randonnée et à la santé ? Veut-on détruire nos paysages afin de compenser l’augmentation des gaz à effet de serre causée par les développements autoroutiers ?
De quel droit le secteur privé, associé aux communautés locales, pourrait-il saccager notre richesse commune en termes de paysages, de ressourcement et de qualité de vie en 2024 ? N’y a-t-il pas eu suffisamment de dévastation à ce jour ? Il ne reste plus qu’une seule grande chute naturelle de plus de 100 mètres de dénivelée encore accessible à la population du sud du Québec : celle du parc de la rivière Maskinongé à Sainte-Ursule, sauvée in-extremis du dernier appel d’offres libéral en 2010.
Soyons clairs : un far-west s’annonce dans le développement énergétique avec cette ouverture des vannes tous azimuts au privé et aux communautés locales. Le Parti québécois a mis fin en 2002 aux programmes de petites centrales avec l’adoption de sa Politique nationale de l’eau. Cette politique empêchait tout nouveau barrage sur des sites vierges.
L’expérience des 20 dernières années dans le domaine démontre d’autre part qu’on ne peut compter sur les consultations publiques du Bureau d’audiences publiques pour remettre en cause la pertinence des projets gouvernementaux. Quand le BAPE s’en mêle, il est trop tard : les plans et devis sont complétés, les ententes de partenariats signées, des engagements financiers pris. Seules quelques modalités sur l’aménagement et les suivis fauniques sont parfois traités. Mieux vaut des audiences génériques préalables pour de telles grandes orientations.
Sous prétexte d’accélérer la production d’énergie, le projet de loi 69 ouvre la porte à une privatisation de la production sans contrôle adéquat et cela menace à nouveau notre environnement, notre économie et la paix sociale.
Alain Saladzius
Cofondateur et président de la Fondation Rivières